Le coût de la vulnérabilité
Comprendre les perturbations de nos systèmes alimentaires et les facteurs systémiques qui les sous-tendent
Lorsque nous nous sommes penchés sur les potentiels sujets à aborder ce mois-ci, un mot qui revenait sans cesse dans nos lectures et discussions était “vulnérabilité”. Bien que nous aimerions que nos systèmes alimentaires soient conçus pour s'adapter aux chocs externes, la réalité est que ces derniers sont fréquemment sujet à des perturbations. Il suffit de voir ce qu’il se passe avec le prix des œufs aux Etats-Unis. Face à une pénurie nationale, les prix ont grimpé en flèche, les supermarchés ont commencé à limiter la quantité d'œufs qu’un consommateur peut acheter, et certains restaurants ont même introduit une “taxe sur les œufs” pour compenser cette hausse des prix.
Si cela semble inhabituel pour certains, ce n’est en aucun cas nouveau. Nos systèmes alimentaires ont toujours été, et continuent d'être, sensibles aux chocs environnementaux, économiques et sociaux. Inspiré par ce constat, l’article de ce mois-ci se penche sur les facteurs qui rendent nos systèmes alimentaires si fragiles.
Comme toujours, nous vous encourageons à participer à la discussion. N’hésitez pas à partager vos idées et opinions en commentaire—nous serions ravis d’échanger avec vous et de faire avancer la conversation!
Rendez-vous le 2 avril prochain pour la suite. Bonne lecture!
Le chemin de la vulnérabilité
Au cours des six dernières décennies, la production agricole a profondément changé, remplaçant les méthodes traditionnelles au profit d’approches plus industrialisées afin de répondre aux besoins d’une population croissante. Aujourd’hui, l’agriculture moderne se caractérise par le développement de variétés de semences à haut rendement et par la production et utilisation d’engrais azotés synthétiques. Cette industrialisation de l'agriculture a profondément transformé l’approvisionnement, ou “offre”, alimentaire mondial et a grandement contribué à la réduction de la sous-alimentation.
Entre 1960 et 1990, l’offre alimentaire dans les pays en développement a augmenté de 13%. Sans l’adoption généralisée des méthodes industrielles, il est estimé que la production agricole dans ces pays aurait été près de 20% inférieure et que les prix des denrées alimentaires auraient été de 35 à 65% plus élevés. Il ne fait aucun doute que ces efforts ont eu d’importants bénéfices: une meilleure disponibilité alimentaire, une réduction des coûts des denrées et des taux de pauvreté, et la préservation de milliers d’hectares en terres agricoles. Cependant, l’industrialisation et la mondialisation ont aussi apporté leur lot de risques et de limites, fragilisant nos systèmes agricoles.
Consolidation de l’offre alimentaire mondiale
L’industrialisation de l’agriculture a conduit à une concentration de l’approvisionnement alimentaire mondial entre les mains d’un petit nombre de multinationales. Si certains y voient un gage de productivité et d’efficacité, cette concentration soulève de nombreux problèmes et affecte aussi bien les agriculteurs, les consommateurs que les communautés dont l’économie repose sur l’agriculture.
Aux États-Unis, les principaux sous-secteurs de l’industrie agroalimentaire ont connu d’importantes transportations, donnant le pouvoir aux grandes entreprises de contrôler l’accès aux terres agricoles, de déterminer quels aliments sont produits et vendus, et de fixer les prix. Cette concentration s’est particulièrement intensifiée dans les secteurs de la transformation de la viande et de la production d’œufs, l’industrie du bœuf en étant l’exemple le plus flagrant.
En 2021, les dix plus grands groupes de conditionnement de viande contrôlaient 91% de l’abattage des bovins États-Unis, et seulement vingt entreprises étaient responsables de près de 98% de l’abattage des bovins d’engraissement (ou bovins de finition). Faute de concurrence suffisante, ces entreprises peuvent donc réduire les prix versés aux éleveurs, imposer des conditions de travail pénibles aux employés des abattoirs et tromper les consommateurs en les incitant à payer plus au moyen de publicités mensongères sur l’origine, la qualité et la durabilité de leurs produits.
La pénurie actuelle d'œufs aux États-Unis met en lumière une autre conséquence de la consolidation du secteur agroalimentaire. Entre 1900 et 1999, le nombre de fermes d'élevage d'œufs est passé de 5 millions à moins de 1 000. Aujourd’hui, les cinq plus grandes entreprises avicoles contrôlent entre 36 et 40% de l’ensemble des poules pondeuses du pays, les dix plus grandes en détiennent environ 53%, et les vingt premières, près de 73%. Or, une telle concentration fragilise le système face aux crises, comme l’illustre la récente vague de grippe aviaire: il suffit que quelques volailles tombent malades dans une exploitation de plusieurs millions d’individus pour que l’infection en décime un grand nombre.
Ainsi, si la consolidation peut améliorer l’efficacité d’un système, elle le rend surtout vulnérable. Les États-Unis ont certainement mis “trop d'œufs dans le même panier industriel”, mais ils ne sont pas les seuls. L’Union européenne, comme l’Australie, le Canada et la Nouvelle-Zélande, sont eux aussi confrontés à la domination d’une poignée d’acteurs sur leurs systèmes agricoles.
Chaînes d’approvisionnement mondialisées
La mondialisation de nos systèmes alimentaires a permis à davantage de pays d'échanger librement, élargissant ainsi la disponibilité et la diversité des produits sur leurs marchés. Cependant, cette étroite intégration aux marchés mondiaux les rend également plus dépendants du commerce agroalimentaire, rendant les chaînes d’approvisionnement – de la production et la transformation au transport et à la consommation – plus vulnérables aux chocs externes tels que les conflits, le changement climatique et les pandémies.
Guerres et conflits armés
L'invasion de l'Ukraine par la Russie illustre de manière frappante comment un conflit localisé peut perturber les chaînes d'approvisionnement et avoir des répercussions sur la sécurité alimentaire mondiale.
À elles deux, la Russie et l'Ukraine représentent plus de 50% de la production mondiale de blé, d’avoine et d’orge, ainsi qu’une part importante de la production de tournesol et de colza. Cependant, la guerre a gravement affecté la production de ces denrées—ainsi que celle des engrais—en détruisant les récoltes et les infrastructures, en déplaçant la main-d’œuvre et en perturbant les routes commerciales.
Comme nous l’enseigne l'économie au lycée, une réduction de l’offre entraîne une hausse des prix—et la pénurie actuelle ne fait pas exception. Ce sont les pays les plus pauvres qui en subissent les plus lourdes conséquences, car ils dépendent fortement des importations, peinent à assurer leur autosuffisance alimentaire et manquent souvent des ressources financières nécessaires pour absorber la hausse des coûts. De nombreux pays africains et asiatiques s’approvisionnent en blé auprès de la Russie et de l’Ukraine, parfois à hauteur de 50% de leurs importations. Une étude récente estime que la guerre a entraîné une pénurie alimentaire mondiale de 53 à 130 millions de tonnes, dont l’impact se fait principalement sentir en Asie (80%), suivie de l’Afrique (10%) et de l’Europe (7%). Cet exemple met donc bien en lumière l’interconnexion des systèmes alimentaires et les risques qui en découlent.
Changement climatique
Les systèmes agricoles sont l'un des principaux moteurs du changement climatique, émettant de grandes quantités de gaz à effet de serre tels que le méthane et le protoxyde d’azote, et contribuent également à la pollution environnementale par le ruissellement des nutriments et la dégradation des sols. Mais le changement climatique menace également la production, la distribution et la consommation des denrées agricoles.
Au sein de la chaîne d’approvisionnement alimentaire, la production est le maillon le plus vulnérable aux aléas climatiques. Les sécheresses ont déjà entraîné une baisse des rendements des quatre principales cultures mondiales (blé, maïs, riz et soja), et ces pertes devraient s’aggraver sous l’effet du changement climatique. Au printemps 2022, la France a connu une pénurie de moutarde de Dijon après qu’une vague de chaleur au Canada–principal exportateur de graines de moutardes–a réduit la production de 50%. L’été dernier, les températures élevées en Europe du Sud ont également fortement diminué la production d’huile d’olive.
En plus de la production, la distribution est également menacée, car les réseaux de transport sont facilement perturbés par les chocs climatiques, par exemple les ouragans entraînent l’inondation d’axes routiers. À mesure que le changement climatique affecte la production et la distribution, les prix des produits alimentaires augmentent, exerçant une pression supplémentaire sur le pouvoir d’achat des consommateurs.
Si ces effets sont visibles dans les pays riches, ils sont encore plus marqués dans les pays en développement. Actuellement, plus de 70% de ces nations connaissent une inflation supérieure à 5%, touchant de manière disproportionnée les ménages les plus pauvres, qui consacrent une plus grande partie de leurs revenus à l’alimentation. Cette situation met en évidence l’insécurité alimentaire, à la fois sur le plan macroéconomique, touchant les pays les plus pauvres, et sur le plan microéconomique, affectant les populations les plus précaires (y compris dans les pays développés!).
Ces événements ne sont pas des cas isolés—la modification des régimes de précipitations, les inondations, les vagues de chaleur, les feux de forêt et la salinisation continueront de menacer la sécurité alimentaire. En 2023, environ 280 millions de personnes souffraient d'insécurité alimentaire, dont 20% en Afrique de l'Est. Les aléas climatiques devenant plus fréquents et plus intenses, les chaînes d'approvisionnement feront face à des perturbations accrues, ce qui pourrait faire grimper encore ce chiffre.
Pandémies
La crise du COVID-19 a révélé les fragilités structurelles des chaînes d’approvisionnement alimentaires mondiales, en particulier face aux pénuries de main-d’œuvre. Durant la pandémie, ces pénuries ont affecté les usines de transformation alimentaire ainsi que les exploitations agricoles, notamment à cause des restrictions de déplacement qui ont empêché les travailleurs saisonniers migrants de rejoindre les fermes pour participer aux récoltes.
L’industrie mondiale de la viande a aussi été durement touchée par la COVID-19, forçant la fermeture de nombreux abattoirs et usines de transformation pour freiner la propagation du virus. Entre le confinement et la circulation de maladies, la capacité de production a chuté de 25%, 43% et 15% dans les secteurs du bœuf, du porc et de la volaille. Et si ces secteurs ont fini par retrouver leur stabilité, cette crise, amplifiée par la consolidation du secteur de la viande bovine, a une fois de plus exposé la fragilité des chaînes de production.
Pistes pour l’avenir
Alors, comment aller de l’avant? En théorie, nous savons ce qu’il faut pour rendre les systèmes alimentaires moins vulnérables: davantage de résilience, plus de diversité et un soutien financier et politique plus important pour les systèmes de production locaux et régionaux. Par exemple, aux États-Unis, l’instauration de lois antitrust plus strictes permettrait de freiner la consolidation excessive du secteur agroalimentaire. Avec plus d’entreprises impliquées dans l’approvisionnement alimentaire, le système disposerait de plus de points d’appui, réduisant le risque qu’une crise ne le paralyse complètement.
Une autre approche pour atténuer les chocs externes, notamment dans les pays en développement, est de renforcer la production locale et encourager la formation de coalitions régionales. Cela diminuerait leur dépendance au commerce international en favorisant les échanges à plus petite échelle, et donc améliorerait leur capacité à résister aux perturbations extérieures.
Ce qui fragilise nos systèmes alimentaires est donc clair: le vrai défi n’est pas d’identifier les enjeux, mais de réussir à appliquer des solutions. Le système alimentaire mondial est une constellation de systèmes locaux et régionaux, chacun confronté à des défis spécifiques qui requièrent des réponses adaptées: il n’existe donc pas de solution miracle.
Dans de futurs articles, nous espérons explorer ces solutions plus en profondeur et réfléchir à ce à quoi pourrait ressembler un système alimentaire plus résilient. D’ici là, nous vous invitons à réfléchir à la façon dont cette vulnérabilité du système se manifeste dans votre quotidien.